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Publié dans la revue A&R
/ Élections en Argentine : ballottage entre deux candidats de la bourgeoisie, résultats encourageants pour l’extrême gauche
A l’issue du premier tour, le 25 octobre, les deux principaux candidats aux élections présidentielles se sont retrouvés au coude à coude. Daniel Scioli, le candidat du gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner – qui n’avait pas la possibilité constitutionnelle d’une nouvelle réélection –, a obtenu 36,8 % des voix. Son adversaire Mauricio Macri – candidat du PRO (El Propuesta Republicana, droite), en coalition avec le vieux parti bourgeois UCR (Unión Cívica Radical) – a obtenu 34,2 %. Le deuxième tour aura lieu le 22 novembre. Le candidat de la droite péroniste et ancien chef de gouvernement Kirchner, Sergio Massa, a réuni 22 % des voix. Le score du Frente de Izquierda y de los Trabajadores[1] (FIT) est de 3,3 %, soit 820 000 voix, ce qui le place en quatrième position. Aux législatives[2], le FIT a atteint le million de voix. Avec une augmentation de 300 000 voix, il obtient ainsi un bon résultat dans un contexte favorable à la droite ; il a appelé à voter blanc au deuxième tour.
Les débuts du kirchnerisme
Néstor Kirchner et sa femme Cristina Fernández sont arrivés au pouvoir en dévoyant le soulèvement des masses de décembre 2001 contre l’état de siège décrété par le président De la Rúa (UCR). Les journées révolutionnaires des 19 et 20 décembre 2001 ont remis sur le devant de la scène toute une série de revendications historiques que la restauration de la démocratie bourgeoise en 1983 n’avait pas pu satisfaire : le rapport du pays avec l’impérialisme, la question de la classe ouvrière et des chômeurs, ou encore l’impunité des militaires génocidaires de la dictature.
Après cette crise majeure de l’État argentin, Néstor Kirchner[3] a essayé de restaurer l’ordre bourgeois en s’appropriant certaines revendications de la période. C’est ainsi qu’en accordant une série de concessions démocratiques, le gouvernement est apparu comme « progressiste », et il est parvenu à s’attirer les faveurs des principales organisations de défense des droits de l’Homme. Sur le plan économique, l’augmentation du prix des matières premières au niveau international a permis au gouvernement de relancer un marché intérieur et de créer une base sociale favorable à son projet. L’autre question d’importance est la situation latino-américaine : d’abord avec Hugo Chávez puis avec Lula et Evo Morales, le kirchnerisme a instauré une collaboration entre gouvernements dits « de gauche » ou « progressistes ».
En 2007, Cristina Fernández a succédé à Kirchner avec 49 % des voix. Mais la réalité économique n’a pas correspondu aux promesses des Kirchner : la croissance économique a été basée sur la précarisation du travail, et même si le chômage a baissé, les travailleurs ne sont pas sortis de la misère, car l’inflation à deux chiffres a massacré les salaires. Par ailleurs, les réformes démocratiques sont restées partielles, avec bien des lacunes. En 2010, le « mariage pour tous » a été voté, provoquant l’opposition d’une Église catholique alors dirigée par Jorge Mario Bergoglio, le futur pape François, mais l’avortement est resté interdit. Pendant qu’une partie des militaires compromis sous la dictature étaient jugés et condamnés à de la prison, la répression contre les travailleurs/euses et les opprimés/ées en général a fait plusieurs victimes, les cas les plus emblématiques étant l’assassinat de l’enseignant Carlos Fuentealba à Neuquén, la disparition de Julio López – qui avait déjà été séquestré plusieurs années sous la dictature –, la mort de dizaines d’indigènes de l’ethnie Qom et le meurtre de Mariano Ferreira, militant trotskyste du PO, assassiné par la bureaucratie syndicale alliée au gouvernement.
Le dernier gouvernement de Cristina Fernández
Néstor Kirchner est mort en 2010, et l’année suivante, sa veuve a été réélue avec 54 % des voix. La crise internationale de 2008 a commencé doucement à toucher l’Argentine et tous les pays latino-américains : la base sociale de ces gouvernements a eu alors tendance à s’affaiblir. Une partie de la bureaucratie syndicale est passée à l’opposition, car les travailleurs/euses sentant les effets de l’inflation, elle n’a pas voulu perdre le contrôle de sa base. Pendant les années du kirchnerisme, les organisations d’extrême gauche ont commencé à avoir une certaine influence au sein de la base ouvrière et à diriger des sections syndicales, les travailleurs réalisant qu’elles étaient les seules à s’opposer au gouvernement. Parmi les secteurs où l’extrême gauche est implantée, on peut citer les métallurgistes de Lear, les chauffeurs/euses de bus de la Ligne 60, les travailleurs/euses de l’huile de Santa Fé, les chemins de fer et le métro de Buenos Aires ; l’occupation et l’expropriation des usines MadyGraf (ex Donnelly) et Worldcolor sont également à mettre à son actif.
Le gouvernement de Cristina Fernández a connu un tournant plus droitier à partir de l’élection de Jorge Bergoglio comme nouveau pape, qui est devenu le nouvel allié des gouvernements dits progressistes d’Amérique Latine. Le déclin économique de la région et la mort du leader charismatique Hugo Chávez ont affaibli ce « bloc », et l’ont amené à renforcer ses relations avec la Chine. Par ailleurs, l’accentuation de la crise a vu augmenter la délinquance, fortement stimulée par des « forces de l’ordre » impliquées dans tous les délits à grande échelle : trafic de drogue, contrebande, traite des femmes, etc. Cette décomposition sociale a favorisé les concurrents de droite du gouvernement – notamment Mauricio Macri et Sergio Massa –, qui ont réclamé un durcissement des lois répressives. La plupart des médias privés, hostiles au gouvernement, ont soutenu et amplifié le discours de l’opposition : l’inflation galopante et l’insécurité croissantes sont les arguments de la droite pour se renforcer. Afin d’essayer d’endiguer la droitisation d’une partie de la société argentine, encouragée aussi bien par l’opposition que par le gouvernement, Cristina Fernández a choisi un candidat de la droite péroniste pour lui succéder : Daniel Scioli, actuel gouverneur de la province de Buenos Aires. Les résultats des élections montrent que la tactique n’était pas payante : le kirchnerisme risque sérieusement de sortir perdant de ce ballottage.
Le rôle du FIT
Le FIT se compose des deux partis trotskystes les plus importants d’Argentine, le PTS et le PO, ainsi que d’IS, de moindre taille. Ce front a été formé à cause d’une nouvelle loi électorale instaurant des primaires, avec l’obligation de dépasser un seuil de 1,5 % pour se présenter aux élections générales. Le FIT, créé en raison de ces circonstances, s’est transformé en un pôle d’attraction pour d’importants secteurs de la jeunesse et des travailleurs/euses : des milliers de nouveaux militants/es ont renforcé les partis qui le composent.
Depuis 2001, le PTS et le PO jouent un rôle important dans la lutte de classe, comme dans la lutte de Zanon ou le mouvement des chômeurs/euses. Mais aujourd’hui avec le FIT, ils ont une influence décisive dans les principales luttes du pays. Les militants/es ouvriers/ères des partis du FIT affrontent le gouvernement et le patronat, en même temps qu’ils doivent se défendre des attaques de la bureaucratie syndicale, qui se traduisent parfois par des agressions physiques ; les médias voient même en eux une opposition ouvrière « rouge » aux bureaucrates.
Une autre caractéristique propre au FIT est que ses dirigeants/es – y compris ses parlementaires – participent aux luttes, quitte à subir eux aussi la répression. Les jeunes militants/es des partis du FIT sont très actifs dans des fédérations de lycéens/éennes et d’étudiants/es, soutenant les luttes de la classe ouvrière, pour les droits de l’Homme et contre la répression policière. Les partis du FIT sont en pointe des luttes pour le droit à l’avortement et très impliqués dans le mouvement des femmes ; récemment, des délégations de plusieurs centaines de militantes du PO et du PTS ont participé à l’Encuentro Nacional de Mujeres (Rencontre nationale des femmes), bravant la répression de la police de Scioli et les agressions des néo-nazis.
La campagne électorale du FIT a été centrée sur l’indépendance de classe : pour l’expropriation des grands capitalistes et le partage des heures de travail entre tous, contre la bureaucratie syndicale, pour l’avortement et contre les féminicides, contre la répression policière et la criminalisation de la jeunesse, contre la caste des politiciens enrichis et pour que chaque élu gagne le même salaire qu’un enseignant, et enfin, pour un gouvernement des travailleurs et des travailleuses. Le candidat du FIT, Nicolás Del Caño (PTS), un salarié précaire de 35 ans, a conquis une popularité importante du fait qu’il est le seul candidat « pauvre » et qu’il verse la majeure partie de son indemnité de député à des caisses de grève. Le FIT est passé de trois à quatre députés, avec l’élection de Néstor Pitrola, du PO. Le FIT a obtenu ses meilleurs résultats dans la province de Mendoza (11,7 %), à Cordoba (9 %), Salta (6,5 %), Neuquén (8 %) et Buenos Aires (4,5 %).
Le trotskysme argentin, qui compte aujourd’hui des milliers de militants/es et bénéficie de la sympathie d’un million d’électeurs/rices, a réuni deux générations de révolutionnaires, celle de 1968 et celle qui a participé aux journées révolutionnaires de 2001. Il a réussi à sauvegarder le lien historique de classe que la dictature et les politiques néolibérales des années 1990 avaient essayé de briser. Que le vainqueur du scrutin du 22 novembre soit Scioli ou Macri, il appliquera un plan d’austérité et une politique répressive auxquels les travailleurs, les jeunes et les femmes devront résister : les militants trotskystes des partis du FIT ont la capacité de prendre la tête des luttes à venir. Dans un contexte de déclin des « présidents progressistes » d’Amérique Latine, le trotskysme est le seul courant capable d’offrir une alternative à l’essor des réactionnaires dans la région.
Luca Torino