Le 16 janvier, plusieurs chômeurs de Kasserine ont vu leurs noms retirés d’une liste d’embauchés établie plus tôt par le gouvernorat[1]. Le lendemain, lors d’un rassemblement de protestation, l’un d’entre eux a escaladé un poteau électrique et s’est tué. D’autres ont menacé de se jeter du toit du siège du gouvernorat, qu’ils ont réussi à occuper pendant quelques heures.
Les jours suivants, à Kasserine et dans plusieurs villes sinistrées comme Sidi Bouzid ou Siliana, les manifestations et rassemblements contre le chômage et le gouvernement se sont multipliés, de même que les affrontements avec la police. Le souvenir de décembre 2010/janvier 2011 hante les dirigeants politiques, bien qu’en comparaison, les manifestations soient très limitées et désorganisées. Pour une fois, le ministre de l’Intérieur a ordonné à la police de ne pas tirer à balles réelles. Les slogans – « Un travail est un droit, bande de voleurs », ou encore, face à la répression policière : « A bas le parti destourien, à bas le bourreau du peuple » – sont ceux de décembre 2010, et ils dénoncent la même bande de voleurs. Quelques rassemblements de soutien ont eu lieu dans des grandes villes comme Sousse ou Tunis, à l’initiative de militants syndicaux ou politiques. Mais les organisations du mouvement ouvrier en tant que telles n’ont été à l’origine d’aucune initiative.
L'inquiétude visible du gouvernement
Pendant que sa police saturait l’air de Kasserine de gaz lacrymogènes et arrêtait les manifestants (pas moins de 500 en six jours), qu’un couvre-feu entravait les rassemblements et manifestations et que l’état d’urgence se poursuivait depuis novembre, le Premier ministre a pris la parole à plusieurs reprises, affirmant comprendre la colère des chômeurs, les appelant à la patience et regrettant de ne pas avoir de « baguette magique » pour régler aussi vite la question du chômage. Mais les principaux médias aux ordres ont continué de déverser leurs calomnies, annonçant qu’ils ne seraient pas « neutres » face à une telle « anarchie » et présentant les manifestants comme des casseurs et des délinquants manipulés. Plusieurs annonces officielles contradictoires sur les créations d’emplois et les aides aux villes sinistrées se sont multipliées, démontrant l’inquiétude réelle du gouvernement de voir se généraliser les manifestations de mécontentement. D’ailleurs, l’explosion de colère à Kasserine et dans ses alentours n’a fait que s’ajouter à plusieurs mobilisations qui ont déjà eu lieu depuis septembre : grèves dans les transports, l’éducation et les mines, grèves de la faim d’anciens militants du syndicat étudiant UGET eux aussi privés d’emploi.
Dans les villes tunisiennes qui ont vécu pendant six jours au rythme des manifestations et des blocages de routes à partir du 17 janvier, le taux de chômage des jeunes atteint 50 %. Le seul employeur envisageable pour les chômeurs, c’est l’administration. Il n’y a pas d’industrie, et les grands propriétaires agricoles recrutent souvent des ouvriers venus d’ailleurs. Dans ces villes, un emploi, ce n’est pas la garantie d’une vie meilleure pour le jeune qui l’obtient : c’est un espoir de survie pour une famille entière.
Le gouvernement Nidaa - Ennahdha a de nombreuses raisons de s’inquiéter. La politique anti-ouvrière qu’il mène est criante. Le chômage a augmenté, ainsi que la répression des mobilisations étudiantes et des militants syndicaux et politiques. Au nom de la lutte contre le terrorisme, aucun problème social grave n’est considéré comme une urgence. Tous les ingrédients d’une explosion de colère populaire sont présents. Alors, mêmes causes, mêmes conséquences ? C’est ce que le président Essebsi et son Premier ministre Essid ont dû craindre, et c’est ce qui peut expliquer à la fois la violence de la répression et de la calomnie, et la multiplication des annonces. Mais il n’y a pas de déterminisme en la matière. Si le mouvement ne s’est finalement pas amplifié, et si le soufflé est plutôt retombé au bout d’une semaine, il y aura évidemment d’autres explosions de colère, tant le pouvoir en place est réactionnaire à tout point de vue, et tant le mécontentement de la population est palpable.
Les responsabilités du mouvement ouvrier
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Le 25 janvier, le Premier ministre H. Essid reçoit les secrétaires généraux des organisations du FP. |
A chaque occasion qui se présentera, le rôle des organisations du mouvement ouvrier sera important. Comme souvent, elles ont endossé en ce mois de janvier le costume de conciliateur… alors que les intérêts des classes dominantes et des puissances impérialistes ne sont en rien conciliables avec ceux des travailleurs. Tout en reconnaissant la légitimité des mobilisations ouvrières, les organisations du mouvement ouvrier ont mêlé leur voix à celles qui condamnent les « violences » des manifestations ; elles ont pris pour argent comptant les déclarations du ministère de l’Intérieur et les documents falsifiés qu’il a fait circuler pour calomnier les manifestants : des photos prises en Égypte il y a un an, présentées comme montrant de dangereux criminels infiltrés dans les manifestations de Kasserine, des vidéos de pillages de magasins datant en réalité de janvier 2011, etc. Le Front populaire (FP) a parlé de « dégâts importants » et de « plusieurs centaines de blessés des deux côtés » : c’est un mensonge, qui contribue à mettre sur le même plan la bande d’hommes armés chargés de garantir les intérêts des classes dominantes, et une population qui manifeste son droit à ne pas crever la gueule ouverte. Certes, la direction du FP a appelé à soutenir les manifestations, mais c’était un vœu pieux, qui n’a été suivi d’aucune volonté d’organiser concrètement des manifestations de soutien et d’offrir une perspective politique à ces mobilisations. La seule consigne intelligible qui a été donnée aux militants du FP a été de « participer à la protection des institutions »[2]. Sans proposer la moindre stratégie d’amplification des luttes, la moindre action concrète de solidarité avec les manifestants, le bureau exécutif de l’UGTT a lui aussi appelé « les militants et militantes de l’Union et de ses structures régionales à la mobilisation pour appuyer les efforts, si nécessaire, de préservation des biens et institutions contre toute opération de saccage »[3]. Et le 26 janvier, l’UGTT a annoncé préparer l’ouverture d’un nouveau dialogue national.
Le régime, qui a conscience du potentiel d’une classe ouvrière qui n’a rien d’autre à perdre que ses chaînes, a connu plusieurs jours de vive inquiétude. Mais l’attitude des organisations du mouvement ouvrier a contribué à rassurer le gouvernement, qui a compris que les mobilisations allaient rester sans perspectives, en tout cas cette fois-ci. Il manque toujours à la classe ouvrière tunisienne un outil politique qui soit à la hauteur de son potentiel révolutionnaire.
Wafa Guiga
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[1] Collectivité territoriale équivalente au département français.
[2] Conférence de presse du FP en date du 22 janvier 2016.
[3] Communiqué de presse de la CE de l'UGTT en date du 22 janvier 2016. Collectivité territoriale équivalente au département français.
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