Objets de fantasmes réactionnaires et accusés de tous les maux, les fonctionnaires sont constamment présentés comme des « privilégiés », censés être trop nombreux, coûter trop cher et ne pas assez travailler. Ils subissent pourtant l’austérité et les coupes budgétaires qui empêchent le fonctionnement normal des services et aggravent les conditions de travail, les suppressions d’emplois permanentes, le blocage des salaires depuis cinq ans, sans parler d’un grand nombre d’attaques sectorielles.
Les fonctionnaires sont en réalité l’une des premières cibles du gouvernement. Celui-ci mène de front plusieurs réformes qui dessinent une politique cohérente, visant notamment à attaquer le statut des fonctionnaires, dont le ministre de l’Économie s’est permis de dire qu’il n’est « plus adéquat ».
Carrières et rémunérations : entre arnaque et chantage
Marylise Lebranchu, la ministre de la Décentralisation et de la Fonction publique, était très fière de présenter mi-juin son projet : « Tous les fonctionnaires seront revalorisés », a-t-elle dit avant d’expliquer à quel point sont « obsolètes et injustes » les grilles de salaires des 5,2 millions d’agents des fonctions publiques d’État, territoriale et hospitalière. Elle a juré que tous les fonctionnaires devraient bénéficier « d’une carrière plus juste ». Mais les promesses ne résistent pas à l’étude de la réalité.
La ministre se veut reconnaissante des efforts « consentis » par les fonctionnaires – efforts qui leur sont en fait imposés – ainsi que de leur travail, et elle dit vouloir le montrer concrètement… mais pas avant 2017, et elle « se donne jusqu’à 2020 » pour aboutir. Les sommes proposées relèvent de la plaisanterie : chaque fonctionnaire pourrait obtenir un gain de 30 à 40 euros brut par mois, et de 70 euros brut pour les derniers échelons de la grille indiciaire. Mais pour ce gouvernement, les cadeaux sans contrepartie ne sont réservés qu’au patronat : en échange de ces miettes, les travailleurs du secteur public devront accepter des mesures lourdes de sens.
Le statut des fonctionnaires serait très nettement remis en cause, car le niveau hiérarchique et la rémunération ne seraient plus uniquement liés au corps ou cadre d’emploi (correspondant à un niveau de diplôme et à la réussite à un concours), mais également à l’emploi occupé et aux missions à accomplir. Cette attaque contre le statut est également confirmée par la mise en place du RIFSEEP (régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel), puisque la principale part de cette indemnité (l’IFSE), versée mensuellement, sera basée sur les fonctions exercées par l’agent grâce à un classement des postes selon trois critères : encadrement ou coordination, technicité, sujétions particulières. L’autre part du RIFSEEP, versée annuellement, nommée complément indemnitaire annuel (CIA), sera liée à « la manière de servir » à partir des comptes-rendus des évaluations professionnelles, c’est-à-dire qu’elle encourage la rémunération à la tête du client et la concurrence.
Le gouvernement prévoit aussi d’« accroître les mobilités » entre les fonctions publiques d’État, hospitalière et territoriale : mutualisation des moyens, régionalisation des missions sous l’autorité des préfets de région… Le programme annoncé de « simplification statutaire » au niveau des services de l’État va dans le même sens. C’est une nouvelle fragilisation des statuts nationaux, un nouveau pas vers leur régionalisation.
Ces annonces gouvernementales sont issues des négociations sur la « modernisation des parcours professionnels, des carrières et des rémunérations » (PPCR), débutées au printemps 2014 et rebaptisées encore plus pompeusement « discussion sur l’avenir de la fonction publique ». Elles figurent dans le projet de protocole adressé le 15 juillet par le gouvernement aux organisations syndicales, lesquelles devront rendre leur avis pour le 30 septembre. Avec le soutien de la FSU, de la CFE-CGC et de la FAFP, auquel devrait s’ajouter celui de l’UNSA et de la CFDT, l’accord recueille déjà l’aval de syndicats représentant 46,7 % des fonctionnaires selon les résultats des dernières élections ; les positions de FO, de la CGT et de Solidaires seront donc déterminantes [depuis la publication de l'article, Valls a annoncé sa volonté d'appliquer le protocole malgré le désaccord de ces trois derniers syndicats, c'est-à-dire de ne pas respecter sa propre règle des 50 %].
Faute d’un accord majoritaire, le gouvernement retirerait l’ensemble de ses propositions, comme l’a indiqué la ministre : l’État pratique en fait le même dialogue social que le patronat. Cette menace sert à instituer un chantage à l’ouverture d’une négociation salariale en février 2016, afin « d’examiner la revalorisation du point d’indice au vu des indicateurs économiques », comme évoqué dans la dernière partie du protocole.
Point d’indice : ce n’est plus un gel, c’est l’ère glaciaire !
Car aussi bien le gouvernement que les syndicats savent que le gel du point d’indice – qui sert au calcul de la rémunération des fonctionnaires – est la question fondamentale. C’est une attaque majeure qu’aucune annonce gouvernementale ne peut faire oublier ; fin mai, Marylise Lebranchu a d’ailleurs confirmé pour 2016 la poursuite de ce gel qui dure depuis 2010.
Se sentant autorisée à parler au nom des travailleurs du secteur public, elle a expliqué que « les fonctionnaires comprennent d’une manière globale qu’avec 44 milliards et quelque de remboursement de la dette, on ne peut pas tout faire tout de suite ». En mars, sur l’antenne de BFM TV, la ministre a été obligée de reconnaître que certains fonctionnaires ont vu leur salaire net baisser de quelques euros, du fait du gel du point d’indice cumulé à une augmentation de 0,4 % des cotisation retraites. Et elle ne peut ignorer que le gouvernement dont elle fait partie sait en revanche faire beaucoup « tout de suite » pour le grand patronat : c’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle il impose des sacrifices aux fonctionnaires comme aux usagers des services publics.
Enfumage et suppressions de postes
Soucieux de ne pas trop hâter le divorce entre les fonctionnaires et le PS, le gouvernement n’est pas avare en déclarations à leur intention. Ainsi, une annonce de créations de postes a été largement médiatisée. Le gouvernement l’a claironné : le nombre de fonctionnaires devrait repartir à la hausse, et ce pour la première fois depuis le début du quinquennat. Près de 8300 postes de fonctionnaires supplémentaires ont été budgétés pour 2016, selon le rapport préparatoire au débat d’orientation des finances publiques diffusé le 9 juillet.
Mais si certains ministères jugés prioritaires bénéficieront d’un apport de 12 200 emplois, d’autres devront en revanche en supprimer plus de 3900, dont 2500 pour le seul ministère des Finances ou 670 pour celui de l’Écologie. La hausse du nombre de fonctionnaires est essentiellement liée au renforcement de la politique sécuritaire engagée par le gouvernement. Ces créations exceptionnelles sont surtout en rapport avec le plan de lutte contre le terrorisme déployé après les attentats de janvier dernier. La Défense gagne ainsi 2300 emplois, alors que la loi de programmation militaire prévoyait initialement la suppression de 7500 postes pour 2016 ; 445 emplois sont également créés dans la police et la gendarmerie, et 239 au ministère de la Justice.
Le soutien au développement de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) et du Groupement interministériel de contrôle (GIC), prévu par la loi sur le renseignement, se traduit également par 89 créations de postes au Service du Premier ministre. Concernant les créations dans l’Éducation nationale, l’enfumage avait déjà été expliqué fin 2014 dans Le Monde : « Bien sûr qu’on peut créer des postes budgétaires sans créer de postes de titulaires. Ce sont des jeux d’écriture que tous les budgétaires maîtrisent, s’amuse un ex-fonctionnaire rodé aux ruses de Bercy. Depuis 2012, les enseignants en formation sont à nouveau comptés dans les effectifs fonctionnaires. C’est même là que se niche la plus grosse part des postes créés depuis le retour de la gauche ». Et surtout, 8300 créations de postes sont très loin de compenser tous les emplois publics supprimés depuis le début du quinquennat de Hollande : 17 200 suppressions en 2013 et 4 800 en 2014, selon Le Figaro.
Le piège de la réforme territoriale
A l’issue du Conseil des ministres du 31 juillet, la liste des capitales des treize nouvelles grandes régions a été rendue publique. Le gouvernement a cherché à ménager les susceptibilités locales, en compensant la perte d’influence des villes abandonnant leur statut par l’installation d’administrations et d’institutions. Il n’en faudra sans doute pas plus pour rassurer les élus locaux, mais il en est tout autrement pour les salariés des services déconcentrés de l’État et des collectivités locales.
Pour eux, la réforme territoriale est une menace sérieuse. Sur 37 200 fonctionnaires – hors Éducation nationale – exerçant dans les administrations de l’État à l’échelle régionale ou départementale (finances publiques, travail, concurrence et répression des fraudes, cohésion sociale, jeunesse et sports…), près de 10 000 pourraient être amenés à travailler loin de chez eux selon la presse. Et le gouvernement, qui dit publiquement que cela concernera « seulement » 840 personnes, le plus souvent des cadres A ou A+ en poste dans des directions, vient pourtant de commander des études d’impact pour mesurer les effets de sa réforme, afin notamment de disposer d’une cartographie des effectifs, des emplois et des compétences des services appelés à se regrouper, pour déterminer le nombre d’agents susceptibles d’être affectés par une mobilité géographique ou fonctionnelle.
Le risque existe aussi dans les collectivités territoriales. Le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale (CSFPT) s’est d’ailleurs prononcé majoritairement en faveur de deux projets de décret, qui précisent les modalités d’attribution d’une indemnité de mobilité aux agents territoriaux qui changeront d’employeur territorial dans le cadre d’une réorganisation. Et le gouvernement affiche l’objectif de réaliser d’importantes économies sur le dos des agents publics et des usagers : derrière l’annonce d’une « mutualisation des services », c’est en réalité la destruction de nombreux emplois qui se profile.
Et le gouvernement n’en restera peut-être pas là. En effet Manuel Valls a commandé pour début 2016 une évaluation sur le temps de travail des agents des trois versants de la fonction publique à Philippe Laurent, maire UDI de Sceaux (Hauts-de-Seine) et président du
CSFPT. Celui-ci se défend de préparer un rapport qui servirait de prélude à une attaque majeure contre les fonctionnaires : « Cette mission est une manière de répondre au ‘‘fonctionnaire bashing’’ », a-t-il expliqué récemment. Mais comment ne pas penser que les déclarations d’Emmanuel Macron sur les 35 heures, ou le plan Hirsch à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), sont sans doute les signes que c’est sur cette question que les travailleuses et travailleurs du public pourraient être prochainement attaqués.
Des droits et des obligations… mais surtout des obligations
Plus de trente ans après l’adoption de la loi Le Pors sur les droits et obligations des fonctionnaires, et sous prétexte de « moderniser », un projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des agents de la fonction publique devrait être débattu à l’Assemblée nationale durant le mois de septembre.
Modifié après les attentats de janvier pour réaffirmer le principe de laïcité, le projet de loi « recentré sur les valeurs fondamentales de la fonction publique et le renforcement de la déontologie des agents publics », comme l’indique la lettre rectificative, précise que tout agent public doit s’abstenir de manifester ses opinions religieuses dans l’exercice de ses fonctions. Chaque nouveau fonctionnaire sera même prié de s’y engager en signant une charte. Le gouvernement a également tenu à ce que soit stipulé que tout fonctionnaire devra exercer avec « impartialité, probité, intégrité et dignité ». Il alimente ainsi une suspicion inacceptable à l’encontre des travailleurs des services publics, comme s’ils étaient concernés par les affaires qui entachent des politiciens comme Cahuzac et certains hauts fonctionnaires.
Cette introduction de notions morales dans le statut des fonctionnaires pourrait notamment avoir des effets sur l’encadrement des agents, puisque le projet prévoit que tout chef de service devra « veiller au respect de ces principes dans les services placés sous son autorité ». Contraint de retirer du projet la notion de « devoir de réserve » à cause de l’opposition des syndicats, le gouvernement s’est concentré sur celle de « neutralité », mais la démarche reste inchangée. Une personne qui ne s’engagerait pas à respecter les obligations et principes déontologiques de la fonction publique ne pourrait pas être nommée fonctionnaire.
Une employée de mairie qui porte un foulard exprime-t-elle ainsi ses convictions religieuses ? Une aide-soignante syndicaliste trop remuante, ou un agent des impôts qui explique aux usagers que le temps d’attente au guichet résulte des sous-effectifs, peuvent-ils être accusés de rompre le principe de neutralité ? Un professeur des écoles vêtu d’un pantalon troué manque-t-il de « dignité » ? Quoi qu’il en soit, une brèche est ouverte. Le projet donne le ton, en inscrivant également dans le statut général des fonctionnaires la liste des sanctions disciplinaires possibles.
L’automne sera-t-il chaud ?
Premières victimes des politiques d’austérité, les fonctionnaires sont aussi capables de jouer un rôle important pour faire entendre dans la rue la voix des travailleurs. Les luttes pour la défense des RTT à l’AP-HP, ou pour les salaires dans de nombreuses collectivités locales, montrent que leur mobilisation est possible, même si elle est jusqu’à présent restée faible. Mais elle exige de consacrer toutes les énergies militantes à sa préparation, en mettant fin au jeu de dupes du « dialogue social ».
Gaël Klement
dans la revue L'Anticapitaliste n° 69 (octobre 2015)
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