L’image du corps sans vie d’Aylan Kurdi, 3 ans, échoué sur une plage turque le 2 septembre a ému le monde entier. Les jours suivants, des rassemblements se sont tenus dans toute la France sous le mot d’ordre de « refugees welcome », avec 10 000 manifestants à Paris le 5 septembre, plus de 1000 à Toulouse ou à Nantes et des centaines partout ailleurs. Difficile de dire s’il s’agissait bien d’un mouvement spontané parti des réseaux sociaux ou d’une tentative de récupération de la part de proches du gouvernement (SOS Racisme, etc.), voire de néoconservateurs va-t-en-guerre comme Raphaël Glucksmann. Mais depuis combien d’années, de décennies même, n’avions-nous pas vu en France une telle mobilisation en faveur de l’ouverture des frontières ?
Fut-elle guidée par l’émotion, par un antiracisme bon teint, organisée par des réactionnaires ou des proches du PS, cette vague de solidarité n’en constitue pas moins un bol d’air frais et un point d’appui pour les sans-papiers et les militants et militantes antiracistes qui luttent au quotidien à leurs côtés.
L’Europe forteresse, plus hypocrite que jamais
À ceux qui prétendent que la France ne peut pas « accueillir toute la misère du monde », rappelons qu’elle a déjà accueilli des réfugiés en masse : 450 000 Espagnols en 1939, 800 000 pieds-noirs en 1962, 130 000 boat-people vietnamiens et cambodgiens en 1979... Rappelons qu’aujourd’hui le Liban, pays de moins de 6 millions d’habitants, accueille 1,5 million de réfugiés syriens. L’Allemagne, qui a déjà reçu 200 000 réfugiés en 2014, a annoncé en accueillir 800 000 de plus dans l’année. La France, elle, en a accueilli 64 000 et s’apprête à en accepter 24 000 sur deux ans !
Et encore, arriver dans un pays ne garantit pas d’y rester ou d’y obtenir un statut permettant d’y vivre décemment. En 2014, 70 % des demandes d’asile en France et 50 % en Allemagne ont été déboutées. Si tous les recalés ne sont pas expulsés, ils deviennent néanmoins des sans-papiers, sans droits, corvéables à merci.
La politique des gouvernements européens en vient même à diviser les immigrés. Merkel différencie ainsi les réfugiés fuyant la guerre et ceux « qui viennent pour de pures raisons économiques ». Ces derniers, annonce-t-elle, « doivent quitter le pays ». Un discours en tous points similaire à celui de Valls, qui explique ainsi le 5 octobre à l’Assemblée nationale : « Il y a les réfugiés, qui viennent de Syrie, d’Irak, d’Érythrée, du Soudan, et qui ont besoin de protection. Il y a aussi les migrants qui […] proviennent, par exemple, des Balkans, Albanie ou Kosovo [ou] d’Afrique de l’Ouest. Ces migrants entrent, pour une immense majorité, dans l’immigration irrégulière. Ils doivent donc retourner vers leur pays d’origine. ».Le prétendu accueil des réfugiés se traduit par davantage de lois anti-immigrés, par le renforcement des opérations de l’agence Frontex en Méditerranée, par des procédures d’examen plus expéditives et donnant lieu à plus d’expulsions pour les déboutés : en 2014, leur nombre a augmenté de 40 % ! Il se traduit par plus de flicage : les effectifs policiers à Calais ont été multipliés par cinq entre 2012 et 2015 et 42 000 interpellations y ont été effectuées depuis le mois de juin, d’après Valls.
Un « accueil » indigne
À Menton (Alpes-Maritimes), près de la frontière italienne, plus de 20 000 arrestations sont revendiquées par l’État depuis le début de l’année. De l’autre côté de la frontière, à Vintimille, les migrants improvisent des camps de fortune dans les rochers. Le 30 septembre, au petit matin, ils ont subi un véritable siège policier, tandis que les routes et la frontière étaient totalement bouclées par les polices française et italienne. Pendant qu’une benne à ordures nettoyait le camp, les militants et militantes se sont vu barrer tout accès aux assiégés. L’arrivée de l’évêque de Vintimille, proposant sa médiation, a débloqué la situation. Les réfugiés ont été déplacés dans des camps de la Croix rouge, sans fichage policier et surtout en leur évitant l’éparpillement dans le reste du pays.
La frontière n’en reste pas moins fermée. La mobilisation se poursuit donc, avec un collectif réunissant militants et militantes issus de mouvements autonomes (les No borders), étudiants et étudiantes de Sciences-po Menton, partis politiques et associations antiracistes ou de défense des droits de l’homme (notamment Amnesty International)... Ce collectif organise des actions de solidarité avec les migrants dans les camps ainsi que d’accueil à la frontière, notamment en tentant de faire rester en France les mineurs qui ont pu passer ; il tente aussi de construire plus largement la mobilisation contre la fermeture des frontières et la politique raciste des gouvernements français et italien.
Dans le reste de la France, notamment à Paris, les réfugiés sont répartis dans des centres d’accueil (centres hospitaliers, foyers Adoma, associations, hôtels...) aux conditions disparates : confort plus ou moins existant, tickets de repas de 4 euros par jour avec parfois l’impossibilité de cuisiner, absence de domiciliation empêchant d’ouvrir des droits à l’Aide médicale d’État ou un compte en banque... En outre, cet éparpillement territorial met en difficulté l’auto-organisation, notamment pour ceux qui se trouvent en banlieue. Des dossiers sont déposés dans les préfectures dont dépendent les centres d’accueil, avec un traitement individualisé.
Des actions de solidarité s’organisent pourtant, avec l’aide de militants et militantes politiques, antiracistes ou des quartiers : collectes d’argent ou de vêtements, cours de français, aide aux démarches, loisirs... Autant d’initiatives qui se déroulent aussi bien dans les centres officiels que dans les lieux occupés, comme le lycée Jean Quarré de Paris (19ème), investi fin juillet par les réfugiés qui avaient refusé l’affectation qui leur était proposée. Ce lieu est, à l’heure où nous écrivons ces lignes, le dernier point de convergence après les expulsions d’Austerlitz et du parvis de la mairie du 18ème arrondissement. La vie quotidienne y reste précaire et des cas de violences servent de prétexte à la mairie pour en demander l’évacuation. Mais sans solution acceptable d’hébergement, elle signifierait 700 migrants et migrantes à la rue.
Construire le mouvement de solidarité
Les migrants ne peuvent compter que sur leurs propres forces et sur la solidarité du mouvement ouvrier et antiraciste. C’est notre tâche : leur venir en aide, non dans une optique humanitaire ou paternaliste, mais pour leur permettre de prendre leurs affaires en main ; et dans le même temps, construire la mobilisation la plus large pour inverser le rapport de force avec le gouvernement.
Le 4 octobre, une manifestation a été appelée par les organisations qui se retrouvent sur le mot d’ordre de liberté de circulation : des organisations révolutionnaires (NPA, Alternative libertaire, Lutte ouvrière, Fédération anarchiste) ainsi qu’Ensemble, des regroupements de sans-papiers (Coalition internationale des sans-papiers et migrants, migrants de Jean Quarré, Union nationale des sans-papiers) et des associations de solidarité (FASTI, RESF).
Il est dommage que le cadre d’appel ait été aussi restreint, mais il reflète la situation du mouvement ouvrier et antiraciste. À nous de la faire changer.
Jean-Baptiste Pelé et correspondants
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