Biélorussie : un régime autocratique ébranlé par les manifestations

Le dimanche 27 septembre, des dizaines de milliers de manifestants ont encore défilé à Minsk pour réclamer le départ de Loukachenko. Cette manifestation a eu lieu à l’appel de différents comités : de villages ou de quartiers, mais aussi d’entreprise. Ainsi, le comité de grève de Belaruskali, l’une des grandes entreprises de production de potasse, avait lancé un appel à une « levée en masse » et à une grève générale. Difficile de savoir si cet appel a été effectivement suivi en ce qui concerne la grève ; mais il atteste que fin septembre, le mouvement contre le régime Loukachenko est encore fort.


Le régime Loukachenko


Pour pouvoir comprendre la forme du mouvement actuel et les différences entre celui-ci et d’autres mouvements qui ont eu lieu dans la région, notamment en Ukraine en 2014, il est nécessaire de revenir sur la nature du régime biélorusse, le rôle qu’il a joué dans la période ayant suivi l’effondrement de l’URSS et la réintroduction de l’économie de marché dans les ex-républiques soviétiques, ainsi que les relations qu’il a entretenues tant avec la Russie qu’avec les puissances européennes.


Alors qu’après la dislocation de l’URSS décrétée le 8 décembre 1991, Boris Eltsine avait opté pour une thérapie de choc ultralibérale basée sur la privatisation des grandes entreprises russes, cette dynamique en Biélorussie a été stoppée par l’élection d’Alexandre Loukachenko en 1994. Ce dernier a maintenu un fort secteur public, mais dans le même temps, il a réprimé fortement les résistances ouvrières en cours, et soumis les syndicats à une répression beaucoup plus systématique. Ainsi, alors que dans les autres ex-républiques soviétiques, notamment la Russie, le niveau de vie des populations laborieuses s’est effondré, en 2018, la Biélorussie a été classée 53ème sur 189 pays selon l’indice de développement humain, avec un taux d’inégalités parmi les plus bas d’Europe. Le PIB par habitant a été multiplié par quatre entre 1900 et la fin des années 2010. Mais dans le même temps, le musellement de toute expression ouvrière a ouvert la voie à des réformes antisociales féroces, comme l’obligation pour tout travailleur d’accepter n’importe quel emploi, public ou privé.


Les relations avec la Russie et les puissances européennes


Le régime biélorusse a maintenu des liens forts avec la Russie, qui constitue 50 % de son marché d’exportation. Mais cela n’a pas empêché Loukachenko d’adopter une position de neutralité par rapport aux conflits entre la Russie et les puissances occidentales ces dernières années. Cela s’explique par l’intérêt du capitalisme biélorusse à maintenir également des liens avec les pays capitalistes européens – notamment l’Allemagne –, qui représentent son deuxième marché d’exportation après la Russie. Ainsi, en 2016, Loukachenko n’a pas pris position dans le conflit ukrainien. Cette attitude a été récompensée par les bourgeoisies européennes, puisqu’en 2018, l’Union européenne a levé les sanctions qui existaient contre des dirigeants biélorusses.


Fin 2019, les antagonismes avec la Russie se sont aiguisés. En décembre, Poutine a cherché à relancer un vieux projet d’intégration des républiques voisines à la Fédération de Russie : Loukachenko s’est posé en résistant à cette offensive du régime russe. Ces antagonismes ont atteint leur paroxysme en juillet 2020, lorsque Loukachenko a ordonné l’arrestation de 33 mercenaires du groupe Wagner, une armée privée russe agissant dans différents pays pour le compte du Kremlin, notamment en Ukraine. En août 2020, Loukachenko a fait emprisonner les trois principaux candidats qui s’opposaient à lui à l’élection présidentielle, en les accusant d’agir pour le compte de la Russie. La plupart de ces candidats avaient effectivement des liens avec des capitalistes russes.


Durant la même période, la Biélorussie a été frappée par une récession économique. La dette publique a explosé, contraignant le régime à des réformes violentes pour préserver ses marges de manœuvre. Les attaques contre les droits sociaux se sont donc intensifiées : individualisation des contrats d’embauche en remplacement des conventions collectives, attaques contre le régime de retraite, généralisation des contrats à durée déterminée. En 2017, un projet de taxer les chômeurs a provoqué les premières mobilisations sociales, obligeant le gouvernement à reporter cette réforme. La base sociale du régime a commencé à s’effriter.


Les élections d’août 2020


Les candidats emprisonnés par Loukachenko en août 2020 étaient tous porteurs de vastes programmes de privatisation, au profit des puissances polonaise, baltes, européennes ou russe. C’est d’ailleurs pour cette raison que Loukachenko a pu bénéficier du soutien de milieux staliniens, qui l’ont repeint en « socialiste ». Le régime biélorusse n’a pourtant rien à voir avec le socialisme ; il s’agit d’un pays capitaliste ayant conservé un fort secteur public.


Grand seigneur, Loukachenko a cependant accepté que les épouses des candidats emprisonnés se présentent à leur place, avec sans doute l’arrière-pensée misogyne selon laquelle une femme ne pouvait représenter un grand risque pour lui. C’est alors que la candidate Svetlana Tsikhanovskaïa est devenue très populaire : au lieu d’évoquer le programme de privatisations de son mari, elle a basé sa campagne sur la dénonciation des injustices du régime. Beaucoup de femmes, de jeunes et de travailleurs se sont rendus à ses meetings, voyant en elle une femme dénonçant honnêtement l’autoritarisme du régime.


Il n’est pas certain que Tsikhanovskaïa ait réellement remporté l’élection. Mais le score revendiqué par Loukachenko – 89 % des suffrages – n’est absolument pas crédible. Ces résultats truqués ont provoqué une explosion d’indignation dans le pays et des manifestations sans précédent début août. Ces manifestations se sont heurtées à une violente répression, notamment de la part des « OMON », la police antiémeute. Mais cette répression, au lieu de décourager les protestataires, a renforcé la révolte.




Très rapidement, entre le 10 et le 12 août, des grèves ont éclaté dans les principales entreprises du pays. Le 12, d’importantes manifestations ont eu lieu à Minsk, qui ont rassemblé des cortèges de grévistes de différentes entreprises. Des comités de quartier, mais également des comités de grève, sont apparus. Le principal syndicat d’opposition, le BKDP, a appelé à la mobilisation pour renverser Loukachenko. Des appels à la grève générale ont été lancés.


Cette première vague de mobilisations a poussé Loukachenko à se rapprocher de la Russie, dans l’espoir qu’elle intervienne pour réprimer les manifestations. Mais pour l’instant, une telle intervention n’a pas eu lieu. Du côté des bourgeoisies européennes, si aucune n’a reconnu Loukachenko comme président, force est de constater qu’elles restent bien plus prudentes que lors des événements de 2016 en Ukraine. Elles attendent toutes de voir comment la situation va évoluer, et elles craignent avant tout une flambée ouvrière qui pourrait se propager au-delà des frontières biélorusses.


Les limites du mouvement en cours


Ce qui distingue fondamentalement le mouvement en cours en Biélorussie de celui qu’a connu l’Ukraine, c’est le rôle central joué indéniablement par la classe ouvrière. Dans les entreprises publiques, où Loukachenko bénéficiait hier encore d’une certaine popularité, il est aujourd’hui massivement rejeté. Lors de sa visite dans la principale usine de tracteurs à roues de Minsk le 17 août dernier, il a été copieusement hué ; des manifestants ont brandi le drapeau rouge et blanc de l’opposition et crié « démission ! ».


Cependant, si la classe ouvrière joue un rôle moteur, les revendications de classe sont encore largement absentes des manifestations. Ce qui domine pour l’instant, ce sont les questions démocratiques, les appels à la démission de Loukachenko et la dénonciation de l’autoritarisme du régime.


Cette absence d’une conscience claire d’intérêts de classe se reflète par exemple dans l’interview d’un des leaders des grévistes de l’usine d’Etat de tracteurs de Minsk, Sergueï Dylevski, le 12 septembre dernier dans les colonnes de la Novaïa Gazeta. À la question « Êtes-vous un opposant expérimenté ? », il a répondu : « Je ne me considère pas comme un membre de l’opposition, mais je suis contre ce système. Contre l’injustice, contre ces lois qui protègent trop bien les proches du pouvoir et jamais les simples citoyens. Je ne suis ni communiste, ni libéral, ni démocrate, mais en tant que simple citoyen, je n’aime pas ce que fait le pouvoir. » Les travailleurs sont donc en grève, ils manifestent, mais en tant que citoyens et non en tant que classe.


Il est difficile d’avoir une idée précise des réels processus d’auto-organisation qui peuvent être en cours. Mais les appels qui émanent des comités de quartier et des comités de grève ne se rapportent qu’aux questions démocratiques. Quant au syndicat BKPD, affilié à la Confédération syndicale internationale, et qui entretient des liens avec la Confédération européenne des syndicats, il en appelle aux institutions internationales, notamment à l’Union européenne, ou à l’OSCE dont sont membres la Biélorussie et la Russie.


Le mouvement en cours en Biélorussie doit être vu avec sympathie par les travailleurs et les travailleuses des autres pays, car il peut mettre à bas l’un des régimes les plus autocratiques d’Europe de l’Est. De ce point de vue, les révolutionnaires doivent le soutenir. Cependant, un renversement du régime Loukachenko ne pourra véritablement être synonyme de progrès pour la classe ouvrière de Biélorussie que si celle-ci met en avant des revendications qui lui sont propres, et conteste pied à pied le pouvoir des oligarques et des capitalistes. 


Aurélien Perenna

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