"Le secteur social est un des grands oubliés de cette situation de crise"

> Entretien avec K. Éducatrice spécialisée en intérim, elle nous explique son lot quotidien et celui des travailleurs sociaux depuis le début du confinement.


Anticapitalisme & Révolution - Tu fais partie de ces professionnel.le.s qui continuent d’aller au turbin malgré le confinement. Est ce que tu peux nous présenter ton métier et pourquoi aujourd’hui tu es obligée de travailler ?

K. - Je suis éducatrice et intérimaire. Je suis devenue intérimaire juste avant la pandémie, peu avant j’étais éducatrice spécialisée en maisons d’enfants à caractère sociale (MECS, autrement appelée foyer de l’enfance) en CDI. J’ai fait le choix de l’intérim pour avoir des horaires plus souples. Je n’avais pas de vie personnelle car l’amplitude horaire était trop importante. 
J’ai fait le choix de rester éducatrice, pour continuer de travailler avec les personnes mises au ban de la société et pouvoir les guider dans leurs droits. On oublie souvent le droit des parents, ne pas les laisser se faire détruire par cette société qui ne prend pas soin des enfants et des parents en manque de moyens. Notre corps de métier est celui qui s’occupe des oubliés de cette société. On est des professionnel.le.s de l’accompagnement, on se confronte aux problématiques des familles et des enfants, à la gestion des émotions, au lien à la parentalité et on aide à surmonter le placement de leurs enfants. Avec l’expérience j’ai compris la nécessité d’un accompagnement aux droits des personnes, adultes comme enfants.

A&R - Est ce que tu peux nous expliquer pourquoi les MECS sont obligées de continuer à accueillir les enfants ?

K. - Une MECS accueille des enfants 24/24 7/7, ils sont placés par l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), par le Juge ou à la demande des parents en grande difficulté. Les enfants font souvent face à des situations difficiles socialement, physiquement ou psychiquement. C’est pour cela que la MECS est un lieu d’accueil et de protection, c’est leur maison, on ne peut pas la fermer.
En plus des raisons morales de ne pas laisser ces enfants tout seuls, je suis obligée de continuer d’intervenir pour des raisons matérielles. Avec l’obligation de confinement on devrait être obligé de rester chez nous, mais sans mission je n’ai pas de salaire. J’ai donc fait le choix de ne prendre des missions que sur deux sites pour réduire les risques de contamination et de propagation. J’interviens sur un foyer de protection de l’enfance et en accompagnement individuel dans un hôtel.

A&R - Tu as observer des changements dans ton intervention auprès du public depuis le début de l’épidémie ?

K. - Non parce que je n’ai que le statut d’intérimaire, je ne suis pas là tout le temps. J’interviens dans la MECS en renfort de l’équipe. Il y a des arrêts longues durée qui datent depuis bien avant cette situation de crise. Ils témoignent d’une fatigue liée à la pénibilité de nos boulots. Ces collègues ne peuvent plus changer de boulot et n’ont trouvé que cette solution pour continuer de toucher un salaire, c’est la première raison d’intervention des intérimaires dans la structure. 
En plus des conditions de travail difficiles liés aux absences régulières, la structure où j’interviens a connu une situation d’absence généralisée dès le début de la crise sanitaire en raison des arrêts maladie et de la garde des enfants au domicile. J’ai constaté une hausse de l’embauche d’intérimaires pour faire face au manque de professionnel.le.s dans les structures. Les jeunes en difficulté ne comprennent pas forcément le confinement, c’est dur pour eux de rester enfermés, ils ne comprennent ni l’interdiction d’être tous ensemble dans la cours ni l’absence d’activité à l’extérieur de la MECS.
Dans les semaines à venir il va y avoir moins d’embauche d’intérimaires car la Ville de Paris fait appel à ses propres personnels  « disponibles » et « volontaires », les éducateurs de l’ASE qui seraient en télétravail ou en absence exceptionnelle payée. Ça permet aux associations de faire l’économie de l’intérim et la Ville de Paris se rembourse le salaire payé pendant le confinement de ses salarié.e.s.

A&R - Pourquoi un patron embauche-t-il des intérimaires plutôt que des CDI ? Quelles sont les conséquences sur le quotidien d’un intérimaire ?

K. - Les structures du social ont peu de moyens et cherchent à faire des économies. Embaucher un intérimaire c’est faire des économies. Un intérimaire coûte finalement moins cher qu’une personnes en CDI car l’employeur ne paye pas les conquis sociaux. Dans le social, un intérimaire est sensé être diplômé. Mais ce n’est pas toujours le cas. L’absence de diplôme permet donc à l’employeur de le payer une misère. N’offrant que des contrats courts sur un secteur avec énormément de demande, il y a donc pléthore d’intérimaires qui passent sur les structures. Il y a donc une compétitivité qui s’instaure pour avoir une chance de se stabiliser dans une association. En général un intérimaire fait le boulot de deux collègues. On est interchangeable, la boite d’intérim se moque de savoir quel intérimaire prend la mission et de savoir s’il y a une régularité de l’intervention. Tu dois être accroché.e à ton téléphone et tu dois t’adapter à tout, parce que tu peux avoir des missions à tout moment.
Les collègues non diplômés sont en général des étudiant.e.s, ils et elles sont très apprécié.e.s dans les boîtes d’intérim parce que pas diplômé.e.s donc pas cher. Ces collègues ont un pied dans le social mais n’ont qu’une partie de la formation. Nous les professionnel.le.s on trouve ça un peu dérangeant parce que quand tu n’as pas fini ta formation, il te manque des expériences. C’est pas pour rien qu’on continue de se battre pour maintenir des stages de formation des étudiant.e.s. Déjà pour les professionnel.le.s l’intérim n’est pas une intervention facile alors imagine pour des étudiant.e.s se trouver dans des situations complexes. En plus de poser la question des économies grâce à l’intérim ça pose aussi la question de la précarité des collègues non diplômé.e.s qui sont poussés à l’intérim pour pouvoir manger.
L’intervention des intérimaires n’a aucune continuité dans l’accompagnement, on prend la situation en cours de route, l’intérimaire est dans l’instant T pur et dur, on répond aux besoins vitaux : l’enfant doit manger, se doucher, avoir des activités et dormir. On ne sait rien de son histoire.

A&R - Comment se traduit l’embauche des intérimaires en pleine crise sanitaire ?

K. - Pour avoir un salaire conséquent il va falloir travailler énormément et ce sera toujours des économies pour le patron et au mépris du droit du travail. L’intérimaire aura fait plusieurs structures donc au risque de sa santé. Par exemple un intérimaire en prise en charge hôtelière travaille sur des sessions de 12h, il enchaînera parfois 24h d’affilées sur deux accompagnements différents. 
L’intérim permet de manière générale de combler les manques d’effectif. En raison, les salaires bas et les conditions de travail particulièrement dures. Mais aujourd’hui le problème s’est démultiplié car nos collègues en CDI sont au domicile pour différentes raisons. Ma boîte d’intérim croule sous les demandes. C’est implicite, mais si les intérimaires veulent des sous faut se mettre en danger et aller bosser, il y a une multitude d’intérimaires sur les structures parisiennes.

A&R - Est ce que les conditions de protections sont respectées ? Comment sont elles appliquées ?

K. - J’estime avoir de la chance. Les structures où ma boîte d’intérim m’a envoyé respectent à peu près les conditions de protection. J’ai du gel hydroalcoolique, des lingettes désinfectantes et un masque FFP1 toutes les 4h. Les masques FFP1 ne protègent pas celui qui le porte, le public est donc protégé, mais pas les salarié.e.s. Ce dispositif est mis en place dans les deux missions où je me rends. J’ai fait le choix de refuser les structures où ces distributions ne sont pas mises en place.

A&R - Et comment ça se passe au quotidien avec les jeunes que tu accompagnes ?

K. - Les enfants ne portent pas de masque et ne comprennent pas pourquoi seuls les adultes y ont droit. Je ne sais pas non plus. C’est compliqué d’expliquer quelque chose dont nous n’avons pas nous même la réponse.
Toutes les visites sont suspendues. Les enfants ne comprennent pas pourquoi. C’est très compliqué pour eux d’être enfermés et de ne pas avoir le droit de voir leurs familles. Dans les structures nous connaissons de plus en plus de situations de crises et elles sont de plus en plus violentes avec la prolongation du confinement.
Un exemple des problèmes de la gestion de crise de l’épidémie : sur un groupe un enfant a 38 de fièvre. Aucun protocole mis en place pour les cas de suspicion de COVID19, on a peu de Doliprane, pas de thermomètre en état de fonctionnement, tout le matériel est sous clés et nous n’y avons pas accès car nous sommes intérimaires. Il a fallu qu’on se batte pour que le lendemain nous ayons le matériel nécessaire.

A&R - Comment se passe la "continuité pédagogique" mise en place par Blanquer ?

K. - Les enfants ont énormément de devoirs, il a fallu réfléchir à une gestion collective de la tâche. On a organisé plein de sous groupes pour permettre de fonctionner. Mais pour ça il a fallu que les équipes sur place se battent pour avoir autant de renforts que nécessaire pour accompagner correctement le quotidien des enfants. Si les professionnel.le.s ne s’étaient pas battu.e.s sur le service, les enfants seraient enfermés seuls avec un.e seul.e professionnel.le à la journée. Il aura fallu la menace d’arrêts maladie par des collègues pour avoir des renforts car il était impossible de gérer le quotidien en l’état. 

A&R - Comment tu penses qu’on devrait s’organiser face à tout ça ? Quelles revendications on devrait avoir ?

K. - Je pense que la Gouvernement a géré cette crise de manière scandaleuse, on nous a menti, on a accusé les gens d’avoir répandu le virus sans avoir respecté les consignes. Mais ce sont toutes les injonctions contradictoires qui ont joué.
Le manque de matériel et de personnel est flagrant, les gens sont complètement dépassés. Le public accompagné n’a comme seule protection face à la violence de la société les professionnel.le.s du social. Sans parler des SDF qui n’ont absolument rien, ces personnes sont livrées à elles-même, on leur colle des amendes, elles ne sont pas mises à l’abri. 
Cette épidémie pointe les grands écarts de cette société avec de si grandes différences entre les classes. Chez nous, les chefs de services ont commencé à être testés au COVID19, au moindre petit symptôme alors que les professionnels de terrain non. On découvrira quelques jours plus tard que les professionnel.le.s auprès d’enfants peuvent être testés. Il faut avoir un courrier d’un médecin ou de la puéricultrice du service. Mais encore une fois on note une différence de traitement, le test est réservé aux professionnels de l’institution, il est refusé pour les intérimaires. 
C’est deux poids deux mesures, il y a ceux qui ont les moyens de se protéger, et les autres non.

A&R - Quel lien peux tu faire entre ton quotidien et les revendications nationales portées par l'appel des rencontres nationales du travail social en lutte ?

K. - Nous les travailleuses et travailleurs sociaux avons fait grève contre le régime scandaleux des retraites, avons fait toutes les manifestations aux côtés de tous les corps de métier essentiels à cette société. Le gouvernement nous a méprisé, gazé, aujourd’hui nous sommes sous-payés et nous subissons de plein fouet la mauvaise gestion du gouvernement face à cette crise. Dans cette situation, le démantèlement de notre système de santé, d’éducation et de notre système social en général met en lumière le manque de moyens pour faire face à tout cela. Le secteur social est un des grands oubliés de cette situation de crise.
Mais la mobilisation reste intacte, l’appel des rencontres nationales du travail social en lutte a permis de dresser un état des lieux et de s’organiser collectivement autour de ce que nous devons porter auprès des collègues pour défendre nos droits et préparer la sortie du confinement.

Propos recueillis par Iraultza

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